Je suis Vietnamienne et sculpteur. J’aimerais commencer par vous demander indulgence, toute votre indulgence. Que je fasse de la sculpture ou que j’écrive ces lignes, je ne fais rien d’autre que d’obéir à un besoin, celui de me libérer, plus encore celui de me faire pardonner. Pendant que le Vietnam lutte pour sa libération, qu’il y a des morts et des sacrifices, je vis dans la sécurité, à mille lieues des miens.
Que vous me connaissiez un peu plus, je le souhaite et le crains à la fois. Le coeur battant, je viens à vous. Voici pêle-mêle un peu de moi-même. Qu’importe la couleur de ma peau, celle de mes yeux, ou le monde auquel il peut vous sembler que j’appartiens, si ces images peuvent un instant arrêter votre regard, ces lignes vous inspirer un rien se sympathie ou une grande compréhension, je m’estimerais heureuse.
Nous étions des milliers d’étudiants vietnamiens en France. La plupart fréquentaient les facultés ou visaient les grandes écoles. N’échappant pas à la règle, j’ai étudié la chigurgie dentaire, puis j’ai exercé à Paris. Rares étaient ceux qui s’occupaient d’achitecture ou de cinéma, plus rares encore ceux qui portaient un intérêt quelconque aux arts plastiques. En dehors du travail et des études nous vivions, la plupart du temps, les yeux rivés au pays. Des images de bombes, de villages incendiés, des scènes de torture et de mort, relatées et présentées par les journaux et la télévison constituaient notre pain quotidien. Comment ne pas se révolter devant ces atrocités quand on est un être humain, et, quand de plus on est vietnamien, on se sent atteint dans sa chair et dans son sang. Plus d’une fois, nous avons eu honte de n’être que des spectateurs impuissants. Ce sentiment d’impuissance et de culpabilité constituait un drame pour beaucoup d’entre nous, vivant hors du pays, jusqu’à les atteindre parfois dans leur équilibre. Certains s’en sortirent en se dévouant corps et âmes à leur profession, l’essentiel étant d’être utile, ici ou ailleurs. Chez d’autre plus faibles comme moi qui relevais d’une longue maladie, les nerfs avaient craqué.
Un beau jour, le hasard me fit entrer dans un atelier de sculpture. Voici un amas de terre glaise, vous donnez un coup de pouce par ci, une pression par là, et une forme apparaît, une vie semble naître. Vous continuez donc, vous préciez les volumes, animez les directions, dessinez les contours, et vous avez devant vous une chose palpable et qui vit. Si elle ne vous plaît pas, vous la renversez, vous l’aplatissez et c’est fini: plus de vie, plus rien. Vous semblez alors posséder un pouvoir de magicien. Je restais émerveillée, médusée. Je revenais toutes les fois que cela m’était permis dans cet atelier. Cela me faisait du bien. Chez moi la terre glais ne me quittait plus; j’en avais un morceau sur ma table de cuisine, un autre sur le rebord d’une fenêtre, un autre encore quelque part ailleurs. Quand j’avais une minute, je montais mes terres. Je modelais n’importe quoi: des enfants, des dieux, des bêtes, des personnages ou des choses m’apparaissant comme tels, sans dessins ni croquis préalables. Parfois aussi, n’importe comment: je préparais une forme ronde, si par malheur elle tombait par terre, et que la face ainsi aplatie m’intéressait davantage, je travaillai toutes les autres faces en fonction de celle-ci. Je faisais beaucoup de terres cuites. A peine en avais-je terminé une que déjà j’en commençais une autre. J’en entreprenais même plusieurs à la fois. Parallèrement à la terre glaise, je travaillais le plâtre, le bois, la pierre, toujours avec le même zèle de néophyte, avec une fièvre sans cesse croissante, et je ne m’arrêtais que lorsque je n’en pouvais plus. Me martyrisant ainsi, je me sentais plus près des miens. C’était comme si je pouvais participer un peu à leur vie, partager ne serait-ce qu’une infime partie de leurs peines et de leurs difficultés. Certains me demandèrent pourquoi je me pressais toujours ainsi. Non, je ne me pressais pas; il y avait en moi quelque chose qui me pressait, un trop-plein peut-être.
Enfant, je jouissais de toute la liberté d’un jeune animal, vivant avec la pluie, le vent, les bêtes, la forêt épaisse; et les Moïs qui peuplaient les Hauts plateaux du Centre Vietnam étaient pour moi de vrais amis. Jeune fille, j’étais coquette et frivole. Je m’amusais de tout, et de tout le monde, comme cela se devait à vingt ans. Mais le destin m’a mise très vitre en face des grands problèmes de la vie: la faim, la guerre, toute la misère humaine. Où que je me tourne, je ne voyais que mort et destruction.
Je garde encore vivant comme si cela datait d’hiver, l’image de cette jeune femme qui, pendant l’époque de la famine, s’installait sur le trottoir en face de ma pension d’étudiant, et qui dépérissait sous mes yeux. Un matin, je la trouvai morte, recroquevillée sur elle-même, un de ses bras entourant encore son bébé, qui lui, était vivant, le visage barbouillé de larmes et de saleté. L’enfant braillait, puis s’arrêtait de temps en temps pour s’amuser avec le sein affaissé, vidé de tout substance, ou taquinait timidement les vers qui sortaient du nez du cadavre. On aurait dit que ces vers intestinaux eux-aussi avaient faim, et partaient à la recherche de la nourriture. J’étais secouée jusqu’au tréfonds de mon être.
Après avoir vécu ce que j’ai vécu, je ne souhaitais rien d’autre que de pouvoir penser qu’en cherchant à vivre pleinement pour moi dans la sculpture, je vivais aussi pour les autres. Mais comment m’accrocher à cette idée, quand je voyais tant d’amis rester des heures entières avec moi sans jamais jeter un coup d’oeil sur ce que je faissais, ou sans en avoir la moindre idée? En même temps arrivaient du pays des lettres relatant nos misères: Des bombes d’un genre nouveau, visant uniquement la personne humaine, pleuvaient sur le pays: bombes à billes, métalliques, plastiques non décelables à la radiographie, bombes à fléchettes, à jouets explosifs… A ces bombardements s’ajoutaient encore cyclones, typhons et inondations. Tout dès lors s’écroulait autour de moi. Il n’était plus question de sculpture ni d’autre chose, je n’étais plus qu’une petite vie misérable qui se fondait dans cette vie pitoyable de tout un peuple.
Je vous ai dit que mes nerfs avaient craqué. De pétrir la terre et taper dans le bois et la pierre jusqu’à l’épuisement m’avait apaisée. J’étais détendue, voire heureuse. Les coups de mateau, les bruits des moteurs qui résonnaient dans l’atelier n’avaient – ils pas couvert ceux des bombes et des canons? Il me semblait ne plus entendre que le Silence. Cela je me le reprochais aussitôt. Ce plaisir presque physique, cet amour passionné, cet engagement total de tout mon être, je le ressentais comme une infamie de ma part. Mais n’est – ce pas quand la mort rôde que l’instinct de procréer est le plus fort, et c’est surtout lorsqu’on souffre que l’on a le plus besoin d’amour? Peut – être était-ce parce que ma maison brûlait, les miens mouraient, que j’étais animée du plus ardent désir de vivre et de me prologer dans ma sculpture?
D’un côté le doute, l’angoisse, le sentiment de culpabilité me harcelaient sans cesse, de l’autre le sculpteur en moi devenait de plus en plus exigeant, voire accaparant. Je ne savais quoi faire. Je pris la décision d’étouffer cet amour qui m’étouffait et m’occupait tout entière. Mais Volti, mon professeur et parrain en sculpture, me disait: “Il se trouve que continuer votre sculpture est aussi pour vous un devoir”. Comme j’étais heureuse de cette parole qui m’embaumait le coeur, sans pourtant me rassurer tout à faire! Cela m’amena à envoyer les photos de mes sculptures à trois personnes, prises au hasard sur ma route, informée bien plus tard qu’ils étaient des grands du monde de l’art.
Je faisais depuis un moment des sculptures “variations”. Elève libre au lycée technique des Arts Appliqués, j’étais avec des garçons jeunes et forts qui manipulaient avec facilité de gros blocs de pierre. Je les ragardais avec envie et me contentais des petites chutes qui étaient plus à la mesure de la petite femme que je suis. Je travaillais morceau par morceau; en les superposant, j’arrivais à obtenir des sculptures aussi grandes que celles de mes jeunes camarades. Mais les miennes offraient une particularité, celle de pouvoir se transformer. Ces sculptures que j’appelais “variations” se prêtaient à des combinaisons diverses. Elles engendraient de cette façon d’autres sculptures totalement différentes des premières, ayant leur vie et leurs dimensions propres. Cette souplesse de composition faisait que ces sculptures pouvaient convenir non à un espace déterminé, mais à plusieurs.
Et c’étaient les photos de ces sculptures que j’envoyai à mes correspondants. L’un d’eux me conseilla de transmettre la variation la plus simple “Mère et enfants” aux Art et Lettres, ce que je fis sans grand enthousiasme, en ajoutant dans ma lettre: “Si ma sculpture a la chance de vous plaire, sachez, autant vous le dire tout de suite que je n’ai pas le prix de Rome, ni ne suis sortie d’aucune grande école des Beaux-Arts.” Puis j’oubliais ce geste insensé… Aussi, grande était ma surprise, et intense mon émotion, quand je reçu quelques mois après une proposition d’achat des Arts et Lettres, puis la visite d’un architecte. Ce fut un important événement dans ma vie de sculpteur. M’organisant un peu plus, je travaillais un peu mieux, et je fis une petite exposition à la Galerie des Jeunes, tenue par E. Thèves et Nita Green. J’obtins beaucoup d’encouragement parmi lesquels celui de Raymond Cogniat – qu’une galerie de jeunes n’avait pas rebuté-qui écrivit même dans le Figaro (du 13 Octobre): “ … Il est permis de penser que tout de suite Diem Phung Thi va s’imposer avec autorité peu fréquente pour un début…” Jean Bouret, les Lettres Françaises, disait que j’avais le sens du monumental et avait le mérite de travailler dans le silence. J’avais le vertige, mais je me reprenais vite, et pout être à la hauteur de ces marques d’estime, je travaillais d’arrache-pied. En l’espace de quatre ans, j’avais fait deux expositions personnelles, participé à presque tous les salons de groupe, et collaboré avec plusieurs architectes. L’essentiel pour moi était d’acquérir un pưu d’expérience, et d’approfondir un métier difficile que je connaissais à peine. Je vivais dans un tourbillon. Et l’époque où nous vivons est une époque difficile, mais trop féconde et passionnante pour que je puisse vivre en automate. Aussi éprouvais-je le besoin de faire une pause pour voir où j’en étais, m’accorder un temps de réflexion avant un nouveau contrat avec la sculpture, encore une dizaine d’années peut-être, maintenant que je suis sûre de lui vouer le reste de ma vie.
Voilà, pourquoi j’ai réuni dans cette plaquette la plupart de mes ouvrages, depuis les travaux d’élève jusqu’à ceux d’aujourd’hui. Tout au long de ma démarche dans la sculpture, je croyais ne m’être jamais imposé un thème, fixé un but. Pourtant, j’ai souvent entendu répéter ces mêmes réflexions: encore “des Mères et enfants!” c’est donc une obsession… ou: vos sculptures ont un “caractère tombal”, un “aspect religieux”; certaines font penser aux “monuments aux morts”.
“J’aime beaucoup vos mères et enfants, me disait aussi Micheline Sandrel, je leur trouve beaucoup de tendresse et de fraîcheur, mais pour moi, elles sont encore des prières, tout comme vos autres sculptures-prières.”
J’ai essayé de regarder en moi-même:
Dans la peur de voir exterminer ma race, et afin de la perpétuer, n’avais-je pas voulu féconder la pierre, et sorti d’innombrables enfants de la Terre? Pour honorer les morts, mon coeur ne m’avait-il pas commandé ces monuments funéraires?
Quant à mes prières, je ne les adresse à aucun dieu, mais aux hommes.
De toutes parts s’élève un nouvel espoir, celui de reconstruire un monde meilleur. Avec les progrès de la science, la femme, contrairement à l’enseignement de la Bible, n’enfante déjà plus dans la douleur. Je prie de tout mon coeur que cette nécessaire “opération monde meilleur” puisse se faire aussi aujourd’hui, sans trop de souffrance et pour les uns et pour les autres.
Il y a quelques années, je souriais quand je voyais, dans les salles d’exposition, des artistes, et non des plus jeunes, se tenir devant leur oeuvre, et “raccoler les clients”, critiques, amis, et ralations. Ce geste que j’abhorrais, j’en comprends aujourd’hui toute la signification. Il n’est ni cabotin, ni vaniteux, mais dicté simplement par une profonde humilité. Qui d’autre, dans la société, sinon l’artiste, devrait s’interroger sur sa propre utilité? Nous sommes à un carrefour où l’art subit mille influences, prend mille visages. Aucun artiste ne peut prétendre à la Vérité, d’où le doute, l’angoisse, les drames intérieurs, les prises de conscience esthétique, le besoin d’amitié et celui d’avoir un public. En vous présentant mes sculptures, en m’ouvrant à vous, ne suis-je pas en train, moi aussi, de “raccoler des clients”. En les créant, j’ai eu ma part de bonheur et de souffrance. Ces sculptures maintenant ne m’appartiennent plus. Je les remets donc à vous, ou plutôt, je m’en remets à vous, à l’instar de Bissière (Journal en images, Editions Hermann):
Et si quelques-uns, ayant regardé, s’attardent et sentent
sourdre quelque sympathie pour l’homme que je suis, j’aurai gagné.
Si j’ai perdu et si nul ne me tend la main, je remettrai les miennes
dans mes poches, plus profondément.
Tant pis.
T’en fais pas la Marie t’es jolie…